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    CHAPITRE DEUX

     

     

     

    Il y avait un avantage à dormir avec une femme débranchée. Elle ne ronflait pas. La nuit dernière me parut trop calme, trop paisible, presque angoissante. Entendre le vide fut oppressant. J’aurais cent fois préféré être dérangé par le claquement d’une porte, le ronronnement d’un réfrigérateur, les percussions d’un sèche-linge ou d’une machine à laver. Seulement ces pollutions sonores appartenaient à un autre temps : celui de mes grands-parents.

     

    Parfois, je regrettais de ne pas avoir vécu suffisamment à leur époque, d’en avoir gardé que de vagues souvenirs. C’était trop loin, trop brumeux. Je me souvenais du tic-tac de l’horloge, du couinement du parquet, du vent qui sifflait et qui faisait claquer les volets lorsqu’il était trop fort. Tous ces bruits rendaient mes nuits de petit garçon si particulières. Coucher chez les grands parents était une aventure. Le lit était petit, caché dans les combles d’un grenier qu’ils avaient transformé en chambre d’appoint.

     

    A la mort de papy on m’avait montré des photos de cette pièce. La brume s’était dissipée d’un coup et je m’y étais revu parfaitement. Alors que ma mémoire n’avait enregistré que les sons, les clichés avaient convoqué d’autres fragments. Et une scène de ma petite enfance s’était reconstituée.

     

    Depuis je gardais dans un coin de ma tête, ce remake mental. Celui des nuits heureuses où allongé sur le sommier, l’œil sur le velux, je regardais la pleine lune et les étoiles dans le ciel.

     

    De nos jours, les velux n’existaient plus. Quant à la lune, elle ressemblait à une actrice liftée et siliconée, le visage inexpressif, la beauté figée, le sol lisse sans cratère, le territoire colonisé par des hôtels et des centres de remise en forme.

     

    Dès que l’homme avait 15 jours à tuer, il se rendait là-bas. La lune c’était the place to be. Moi je détestais m’y rendre et préférais gober les vieilles vidéos permises, des histoires dégoulinantes de joies. J’aimais me faire des séances de ciné à domicile. Mon film préféré était la « mélodie du bonheur ».

     

    Je me passais en boucle « my favorite things », véritable antidote contre la morosité. J’étais heureux et fréquentable aux yeux de mes contemporains.

     

    Mes idées noires je les cachais et quand elles pointaient leur nez, j’allais me laver le cerveau chez une psy.

     

    Ces derniers jours, j’avais le moral en berne. Inutile de chercher très loin, mon impossibilité de rentrer au « busy club » y était pour quelque chose.

     

    J’en avais passé des nuits aux alentours de cette boîte, regrettant ces semaines entières ou j’avais eu le droit d’y entrer.

     

    La dernière fois c’était mardi dernier. J’avais à mon bras Clothilde M… On me regardait avec un brin de jalousie, j’étais devenu un type qui avait la côte. Car être le boyfriend de Clothilde c’était comme avoir une super carte bleue gold dans un paradis fiscal, j’avais le monde à mes pieds.

     

    Un monde franchement hypocrite, faussement heureux pour ma personne. Car, en grattant bien derrière le regard des clubbers, j’y voyais de la jalousie. Ils auraient aimé être à ma place, rentré dans le cercle fermé de celui qui comptait aux yeux de Clothilde. D’ailleurs, c’était un cercle, on ne pouvait plus restreint, une bague pour petit doigt si l’on s’amusait à pousser le bouchon de la métaphore à l’extrémité du rêve.

     

    Et pourtant ce n’était pas un rêve, c’était une réalité. Je me pinçais pour y croire. C’était la première fois que je lâchais la femme à piles pour connaitre une relation plus en chair.

     

    Ça n’était tombé dessus sans raison, au moment où je ne m’y attendais pas. Les plus fatalistes appelaient, cet heureux impondérable, le destin. Les plus opportunistes lui collaient le vocable de truc immanquable comme s’ils l’avaient attendu et même provoqué.

     

    Moi je n’avais rien provoqué. Je n’étais pas de ce genre-là, et c’était bien mon problème. Je vivotais. Je subissais les événements. Je m’y adaptais

    Sans ma mère, je n'aurais jamais connu Clothilde

     

    Souvent, ma mère me bousculait de sa voix de travlo : « Quand te prendras tu à bras le corps ? »

     

    Elle s’inquiétait pour moi. Et avant même de m’embrasser pour me dire bonjour, sa mine inquisitrice scannait mon visage, en dénichait la moindre parcelle de mécontentement.

     

    C’était facile, plus j’avais des cernes, plus j’étais malheureux.

     

    Surtout au réveil. Ma mère avait la fâcheuse manie d’être la première à frapper à ma porte. Elle apportait mon linge propre. Elle jouait le rôle de la femme d’intérieur, du pilier domestique me remettant sur le droit chemin. Ce n’était pas son job. J’avais beau le lui dire, elle revenait à la charge. Elle se sentait utile quoiqu’envahissante.

     

    Une vraie tornade, une fée du logis à qui chaque centimètre de mon appartement se pliait à la discipline du propre. Ça sentait la javel partout, aucun coin n’y échappait.

     

    Après avoir déposé mon linge et regarder de près à quoi je pouvais ressembler au lever, elle se jetait comme une affamée sur le lavage de mes sols, de mes murs, de mes carreaux.

     

    Pris de peur je me retournais dans mon lit. Je me refugiais sous les draps dans l’attente d’un retour du silence, une hypothétique espérance tant ma mère avait le don d’occuper l’espace et le rendre inaudible à la quiétude de mon environnement.

     

    Elle faisait le ménage à l’ancienne, un peu à la stomp, en mode groove. Elle suivait de temps en temps les aboiements du chien du voisin. Un jappement grave, un coup de balai et ainsi de suite. C’était le résumé de mon début de matinée.

     

    J’espérais qu’il cessât vite pour enfin commencer ma journée. On m’attendait au bureau à 9 heures. Et à coup sûr j’y arriverais en retard avec le prétexte risible d’une panne de réveil . Je me voyais mal dire à mon supérieur : « c’est à cause de ma mère, elle a trop trainé pour faire le ménage ce matin ».

     

    Dans notre société, se dire dépendant de quelqu’un était un aveu de faiblesse.

     

    J’étais dépendant de ma mère parce qu’elle l’avait décidée. Et comme moi je ne décidais rien.

     

     

     

    Ce jour-là, finissant ma salle de bain sans pousser des cris d’orfraies sur l’état de la cabine de douche, ma mère surgit dans ma chambre

     

    • Allez oust, lève-toi, lave toi. Il me faut la pièce vide. Elle a besoin d’un sérieux coup de plumeau.

     

    Pendant ma douche elle passa au peigne fin la moquette, mon lit, mon dressing. Quand je revins tremper mais propre, je ne reconnus pas l’endroit le plus intime de mon appartement. Elle avait ouvert la fenêtre en grand, éconduit la poussiére, soulevé la couette et, pire que tout, constaté que les piles de Solange était presque à sec.

     

    • Quand auras tu une histoire d’amour avec une femme normale ? me balança-t-elle sans ménagement tout en pointant du doigt Solange

    • Quand je serai normal maman

    • Et c’est quoi être normal pour toi ?

    • S’assumer vraiment !

     

    J’avais volontairement appuyé sur le « vraiment » poussant ma voix dans un curseur quasi viril. Cela surprit ma mère. C’était la première fois que je lui parlais sans prendre de gants.

     

    • Un malaise, un silence, une déglutition plus tard, elle se reprit et dit : il faut que tu vois un psy. Si la police voit ta tête, tu vas avoir des problèmes. Tu n’es pas heureux et ça se voit trop 

    • Tu crois franchement qu’un psy…

    • Si. Parler à quelqu’un te fera du bien. Ma voisine, Madame Violaine…

    • Celle qui travaille au ministère ?

    • Oui. Et bien Madame Violaine m’a donné l’adresse d’une très bonne psy Clothilde M. J’ai sa carte de visite. Appelle là.

    • Maman ….

    • Si, fais le pour moi.

    • Bien, je vais l’appeler. Mais promets-moi une chose.

    • Quoi donc ?

    • Cesse de faire le ménage chez moi

    •  Dans l’état ou est ton appart’…..

    • Maman !

    • Bien, parfait comme tu voudras

    Clothilde... Clothilde, j'aimais bien le prénom. Ca sonnait comme un vieux roman du 19éme siècle

     

    J'ignorais que j'allais en tomber amoureux..

     


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     CHAPITRE UN

     La mouche se fracassa sur la vitre de ma chambre, puis, à peine assommée, tenta de la passer. Atteindre cet intérieur lui semblait être l'ultime but de sa vie, une sorte de saint Graal   Mais au fait c'est quoi le saint Graal pour une mouche ? Vivre dans un endroit chaud et bien pourvu en nourriture ou bien évoluer dans un espace décoré avec goût ? Les deux sans doute, au regard de son ambition demesurée.

    Cette mouche là n'en manquait pas, vue cette obstination à visiter chaque centimètre de la fenêtre. C'en était de la bêtise.

    Je la voyais s'épuiser, revenir à la charge avec une frénésie proche de la panique. Elle apercevait le monde qu'elle désirait découvrir sans pour autant avoir le sésame.

    Un peu comme moi tout à l'heure avec le "Busy club", cette boîte branchée à deux pas de la grande avenue m'excitait au plus haut point. Oh pas pour ce que vous croyez. D'ailleurs, le terme "boîte " ne collait au "Busy". C'était plus une cave pour riches où les parvenus et les bobos se bousculaient.

    Il fallait en être pour prouver que l'on existât dans cet univers. Juste s'y afficher suffisait. Les plus culottés  laissaient la trace de leur passage, soit en remplissant le mur du vestiaire d'une citation pleine d'esprit, soit en payant à tous une tournée de champagne au bar.

     

    Je n'eus l'accès à  ni l'un ni l'autre et me fit refouler à l'entrée par un physionomiste black à qui la lecture de Proust était surement étrangère. Le type ne se laissa pas attendrir.. Il remplit sa mission avec la conscience d'un militaire bas gradé, à savoir le cervelet encombré d'un ordre simple et mû par le désir de le satisfaire.

    J'eus beau suivre un top model et me dire un de ses amis, cela ne marcha pas. J'entendis le colosse me crier : "pas de carton, pas d'entrée".  J’ignorai sa remarque et passai le cordon, l’ogre m'attrapa par le col et me balança dans le caniveau. 

    Le nez sur l'orteil d'une escort, je découvris une partie de son anatomie dont je ne soupçonnai pas, jusqu'alors, la puissance érotique. Le nec plus ultra aurait été qu'elle me dît : "tu montes", histoire de prendre enfin de la hauteur.

    Malheureusement, elle resta silencieuse. Il m'observa avec un mélange de dédain et de pitié. Pour elle j'étais doublement pauvre, à la fois du porte monnaies et de l'orgueil.

    Le Busy ne voulait pas de moi, la putain non plus.

     

    Alors je rebroussai chemin et me promis de revenir le lendemain.

    Mon appartement se situait à 30 minutes de marche. Un pas devant l'autre dans la nuit, ébloui parfois par des phares blancs aux rondeurs obscènes, j'avançais. Je pensais aussi. A tout et à rien, à ma vie, à cette succession de jours sans goût. Depuis quand appelait-on cela le bonheur ?

    Depuis des siècles, depuis qu'un auteur grec toucha la grâce pour le truchement de l'amour et écrivit que la promiscuité sexuelle d'une femme valait cent fois mieux que le voisinage tendre d'un étudiant ou d'un esclave.

    Ma pente naturelle me poussait  vers les femmes, d'une part parce que cela facilitait la reproduction de l'espèce, d'autre part parce que cela m'était plus agréable a toucher à embrasser.

    Le brouillard s'invita bien avant le petit matin. Il descendit dans la rue. Il étendit sur la ville une couette d'humidité. La mer et les vagues chantérent au loin. Le vent emporta le sel et le posa sur les bâtisses jusqu'à les ronger sournoisement.

    J'aimai la dimension humaine de ces habitations, toutes ne dépassant pas les trois étages, avec leurs façades en bois colorés et leurs fenêtres aux vitres larges.  J' eus l'impression délicieuse d'être un général passant en revue une troupe au garde à vous, tant leurs lignes se tenaient droites. A croire que ces petits immeubles voulaient toucher le ciel.

    Puis, un jardin public sépara deux unités. Un peu d’écologie s’invita entre deux blocs : une respiration, deux arbres, un banc, des jeux d'enfants. Pas d'amoureux qui s'enlaçaient là à cette heure, seule la statue d'un homme et d'une femme se tenant la main. Un réverbère oranger éclairait ses deux corps de sorte qu'on les crût bronzés.

     

     

    Si je m’étais écouté, j’aurais sans doute pris racine ici et observer l’endroit. Mieux je l’aurais dévoré comme pour gober des instants de plénitude en prévision des mauvais jours.  

     

    Ces amoureux là transpiraient un bonheur dont nous suivions, tous,  la ligne directrice. C’était obligatoire. Tout comme rentrer chez soi à 2 heures du matin.

     

    Plus que dix minutes et les feux rouges se transformaient en fayots de service avec leur caméra embraquée.

     

    Je savais ce qu’il advenait à ceux qui trainaient dans les rues au-delà de deux heures. On les mettait en prison et on les oubliait.

    Moi je ne voulais pas que l’on oubliât. J’avais déjà un mal de chien à exister. Et pourtant je le faisais avec le sourire.  On ne pouvait pas pleurer, c’était interdit. Même dans la sphère privée.

     

    Heureusement que les pensées négatives restaient possibles. Pour combien de temps ? J’en avais une vague idée. C’était une question de quelques mois. On nous parlait de greffer une puce dans notre cerveau pour éradiquer le blues.  Quelle horreur !

     

    Il resta une rue à traverser pour atteindre mon immeuble : un cube vert clair illuminé par des lumières blanches.

     

    Au 2éme étage, ça brillait plus qu’ailleurs. C’était chez moi. Pas d’ombres, pas d’éclairages intimes, aucun va et vient entre le noir et le blanc. Je ne faisais pas comme les autres et pourtant on me croyait heureux.

     

    Le bruit de la clé sur la serrure déclencha sa voix. Un doux reproche éventra la nuit: «  c’est à cette heure que tu rentres mon amour, il était temps »

     

    Sa voix était toujours aimante quoique manquant d’enthousiasme. Un effet nocturne. Il était tard. Le salon était allumé, la cuisine aussi, le couloir menant à la chambre était balisé par des appliques murales.

     

    Je traversai mon appartement à la vitesse d’un agent immobilier connaissant par cœur les attraits et les défauts de son bien. Aucun regard en direction de la salle de bain, j’étais trop fatigué pour prendre une douche.

     

    Je l’entendais dès la porte de la chambre franchie. C’était comme le bruit d’un petit caillou sur la vitre de la fenêtre, la mouche revenait sans cesse sur le verre. Elle s’épuisait le corps et l’âme à vouloir venir jusqu’à nous. Elle s’accrochait à son rêve, elle me ressemblait, elle nous ressemblait. J’avais pitié d’elle, et pourtant, de façon sadique m’accrochais à cette scène de mort annoncée, jusqu’à ignorer que je n’étais pas seul dans cette pièce. Solange étais là, sage et douce.

     

     

    -          Elle m’apostropha : Pourquoi, mon chéri, regardes-tu cette bête se faire du mal ?

    -         Parce que c’est plus que fort que moi. J’aime la tragédie

    -         Tu sais, mon amour, que c’est interdit. Si on apprend que tu as un gout pareil pour le malheur. C’est la prison

    -         Je le sais Solange. Mais le malheur, chez moi, est un réflexe professionnel

     

    Le lit défait, son corps offert sans la moindre résistance, pas de reproche dans sa bouche quand elle me dit : « viens », que le plaisir de me voir enfin, Solange paraissait parfaite.

     

    Le plafonnier de la chambre tomba dans le noir. La table de nuit prit le relais dans un halo tamisé. Un écrin de désir en somme. N’importe quel homme normalement constitué aurait succombé. Pas moi, le cœur n’y était pas.

     

    Je caressai Solange, guidant ma main gauche de sa nuque à sa chute du rein, puis appuya sur le bouton off à hauteur du coccyx.

     

    Le temps n’était pas à l’amour mais au sommeil.

     

     J'avais menti encore un jour de plus. 

     

     

     

     


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