• La toile

    -La bleue.

    -Tu es sûre ? J'ai demandé.

    -Thibaut, je... je m'en fous. Mets la cravate que tu veux. J'ai pas la tête à ça, je dois me changer, je dois...

    Sa voix d'ange s'est brisée. Elle était arrivée au bout de sa fermeté de façade. La digue avait cédé :

    Elle pleurait.

    Je me suis avancé pour l'enlacer. Elle s'est laissée aller contre moi comme une naufragée perdue dans un océan de chagrin, avant d'enfouir son visage dans le secret de mon épaule, près de la clavicule. Alors j'ai refermé les bras sur elle et j'ai rapproché mes lèvres de son oreille, puis je lui ai murmuré des mots de réconfort, des papillons de tendresse téléguidés vers son cœur chaviré. Et partout entre les mots, je plaquais des baisers sparadrap.

    Quand elle a retrouvé un peu de contenance, elle a revêtu une robe sombre, cintrée. Elle avait relevé sa chevelure, qu'elle retenait en chignon. Ça dégageait sa nuque. Elle était ravissante. Une dernière fois elle a voulu que je lui dise que sa tenue convenait, qu'elle n'avait pas mis trop de parfum, qu'elle faisait pas vulgaire.

    J'ai tout dit comme il faut, puis nous sommes partis.

    Le crématorium se trouvait à une heure de route à peine. On était parti en avance. Elle m'avait supplié de ne pas lui adresser la parole durant le trajet. Elle voulait pas. Elle craignait que ça la fasse pleurer. Un rien la faisait fondre en larme, c'est vrai. D'ailleurs en me le demandant, elle avait éclaté en sanglots. Ensuite, elle avait dû refaire son maquillage.

    Alors je me taisais.

    Elle était assise avec les jambes serrées. Sa jupe était remontée de quelques centimètres. On voyait ses genoux, et un peu ses cuisses. J'ai regardé ses cuisses.

    Puis je me suis demandé à quoi elle pouvait penser, figée comme elle l'était, avec ses mains toutes crispées sur son sac minuscule.

    Sur le siège arrière, j'avais déposé une toile que j'avais peinte et qu'on prévoyait de joindre au cercueil. C'était l'idée de Samantha. Elle avait imaginé qu'on peindrait chacun notre toile. Et puis qu'on les glisserait au côté de son père, avant le grand départ. Elle voulait des couleurs, des sentiments, des tas de bouts de nous deux avec lui, pour lui, afin qu'il les emporte vers je-ne-sais-où, en ne nous laissant que des cendres. Elles avait des idées mystiques, des fois, mais je supposais que c'était tant mieux, que ça pouvait l'aider, vous savez, pour le deuil tout ça. Pourtant ça ne m'enchantait guère. À l'époque je roulais pas sur l'or. Ma cote commençait tout juste à grimper et je savais qu'une toile pouvait me rapporter plusieurs milliers d'euros. Puis surtout, j'avais du mal à me séparer de mes œuvres, alors, voir l'une d'elles partir en fumée, ça m'emballait pas trop. Mais j'avais accepté sans broncher. Elle venait tout juste d'apprendre que son père allait mourir d'une saloperie de cancer. J'avais donc pas tellement le choix.

    Sam peignait, elle aussi. Et ses tableaux valaient trois fois les miens. Dans son atelier elle travaillait avec acharnement. Elle y mettait tout son cœur, et pas mal de son âme. Elle avait mis entre parenthèse tous ses projets pour se consacrer à sa toile. Et à son père. En voyant ça, je culpabilisais. Décemment je pouvais pas peindre une croûte, mais l'inspiration venait pas.

    Un soir, elle m'a appelé pour me dire que l'état de santé de son père s'était brusquement dégradé. Il était en partance. Sa voix, blanche comme un blizzard polaire, est venue se ficher dans mon bide. Je savais pas quoi dire. J'ai proposé de rentrer plus tôt pour qu'elle ne soit pas seule à la maison. Mais elle avait décidé de passer la soirée à peindre. J'ai demandé si elle en était sûre,  si elle préférait pas, si elle avait pas besoin...

    Elle était sûre.

    Ça m'a fait comme un déclic. De mon côté, je me suis mis à l'ouvrage pour de bon, consacrant tout mon temps, et toute mon énergie à terminer mon œuvre. J'ai injecté dans ma toile tout l'amour que j'avais pour elle. J'y ai planqué un tas de joie, et de douleur, comme si ça pouvait la soulager de la sienne.

    Puis son père est mort.

    Elle en revenait pas de toute la tristesse qui lui tombait soudain sur le coin de la tronche. Abasourdie de souffrance elle est restée prostrée sur le canapé du salon. Y avait rien à faire pour la soutenir, sinon se tenir là, près d'elle. Comme un garde malade.

    Les gestes, les regards.

    Elle en a pas bougé pendant tout une journée, pendant un siècle, de son morceau de salon, comme si en se levant, elle risquait de dégringoler dans la gueule noire d'un précipice sans fond.

    D'un coup, elle comprenait ce que ça voulait dire, la mort.

    Mourir.

    Une abstraction qui devenait concrète. C'était pas explicable. Elle se trouvait amputée d'un tas de fragments d'enfance, d'adolescence, d'âge adulte, des parcelles de vie qui s'en allaient par lambeaux.

    Elle s'est mise à pleurer. À gros bouillon.

    Les tempêtes succédaient aux tempêtes et ça devait bien ressembler à l'apocalypse : Les sept sceaux, les sept trompettes, et les sept coupes, vingt-et-un fléaux, mais Samantha se trompait dans ses comptes parce qu'elle en balançait bien plus que ça des ouragans.

    Une journée a passée comme ça, puis elle a cessé de pleurer.

     

    Le jour de la cérémonie est arrivé.

    Au moment de partir, sur le perron, elle a regardé ma cravate. J'avais mis la bleue.

    Elle a dit que je devrais changer. Puis j'ai penser à nos deux toiles.

    -Les peintures ! Je me suis exclamé. Je vais les chercher. Où est la tienne ?

    Elle a dit comme ça, qu'elle ne l'avait pas achevée, qu'elle préférait la garder pour la poursuivre plus tard. Qu'elle en ferait quelque chose de beau.

    J'ai rien dit. J'ai pris sur moi en allant récupérer la mienne, qu'était magnifique à pleurer.

    Je l'ai rangée sur le siège passager, puis j'ai regardé Sam qui regardait la route à travers ses lunettes noirs, avec sa jupe relevée sur ses cuisses, avec ses mains crispées et sa nuque dégagée.

    J'ai rien dit.

     

    Puis nous sommes partis.


  • Commentaires

    1
    Lundi 17 Novembre 2014 à 21:18

    'tain mec, elle me rend tout chose ta p'tite histoire là :( C'est super mélancolique, c'est joliement moche et. . .ouais p'tain, j'étais bien à la place du narrateur,

    heuu u u . .

    .. ouais flipant, beau ce jet .. .

     

    (y'a une 'tite coquille qui s'est glissée dans ton texte la salope : "Elle y m'était")

    2
    Mardi 18 Novembre 2014 à 01:05

    Quelle coquille? T'as dû lui faire peur, elle a fui ^^

    Merci pour ton com :)

    3
    Samedi 22 Novembre 2014 à 12:58

    Ce texte m'a profondément touchée, le deuil quoi...y a des phrases on aurait dit mon épave y a quelques mois et dans l'coup, ça m'a fait comme un miroir certains passages. C'que j'aime énormément c'est la structure du jet avec les étapes du deuil, et les symboles, la manière dont c'est déposé délicatement, comme très souvent dans ton écriture, mais sans que ça fasse niais, ou naïf... et pis ce qu'on laisse, ce qu'on emmène, le chagrin, les trucz complètement existentiels sur lesquels on arrive pas à mettre des mots, et toi tu le fais justement, sans prétention, sans donner de leçon...moi j'aime...c vraiment quelque chose qui correspond à ma vision du monde à moi...merci pour cette toile oiso.

    4
    Samedi 22 Novembre 2014 à 18:25

    Merci, c'est bien gentil !

    5
    Jeudi 5 Mars 2015 à 22:07

    Jolie preuve d'amour que l'abandon au feu de cette oeuvre si chère à son coeur... Belle histoire. Merci.

    6
    Jeudi 5 Mars 2015 à 23:06

    Merci à vous, chbimaging ! :)

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